Appel à communications
XIe congrès de l'Association Française de Science Politique
Section thématique n°49
Le pouvoir de la croyance
Le statut explicatif d'un concept problématique
Strasbourg
31 aout-2 septembre 2011
(limite 15 octobre 2010)
Coordonnateurs
- Gildas Renou (Université Rennes-1/CRAPE) - gildas.renou@misha.fr
- Antoine Vion (Université de Méditerranée/LEST) - antoine.vion@univmed.fr
Présentation
La perspective de cette ST s'appuie sur le diagnostic suivant. La science politique française a traditionnellement développé un usage épistémologique de la catégorie de "croyance". C'est en effet dans le cadre d'une théorie de la connaissance ordinaire qu'est souvent utilisé ce concept. Il sert alors à pointer les limites de représentations sociales, qui sont mesurées à l'aune de la vérité établie par la science et la philosophie. C'est par exemple le cas de l'analyse influente élaborée de R. Boudon sur l'idéologie et sur les «causalités imaginaires» Boudon 1986). La sociologie de l’action publique fait aussi depuis longtemps une large place à l’idée de systèmes de croyance cohérents qui orientent la prise de décision (Putnam, 1973; Sabatier & Hunter, 1989; Della Porta, 2000).
Il existe cependant une autre méthode d'investigation des croyances, que nous qualifierons de d’analyse dynamique, que cette section thématique entend interroger pour en évaluer la portée, en mesurer les difficultés et en identifier les éventuelles limites. Une croyance, dans cette perspective initiée par Hume, n'est plus ni fondée par la seule raison, ni opposée à ce qui est «objectif»: elle est envisagée comme une dimension de l'agir humain, nécessairement ancrée dans l'incertitude et dans le recours à des conventions pour se conduire et se coordonner. La croyance ne renvoie ici pas d'abord à une intériorité, ni à un rapport d’une pensée «subjective» avec une réalité «objective» et «vraie», mais la dynamique de la coopération sociale, au sens le plus large. Cette entrée amène à examiner, sous un nouveau jour, les articulations, souvent implicites en science politique, entre les quatre instances suivantes: les croyances (entendues comme des ‘dispositions à agir’) / les formes de mises en discours disponibles et valorisées / la prévisibilité et la convergence des conduites. La solidité de des articulations entre ces instances analytiques se pose pour plusieurs des enjeux centraux de la discipline. Concernant le vote: est-ce que vote de croyances et comment en construire une épreuve ajustée? Concernant l’engagement: on sait aujourd’hui que le partage exhaustif d’une même profession de foi n’est pas un préalable nécessaire et suffisant à l’engagement politique des militants. Mais on ne peut pas non plus soutenir que les agents ont un rapport strictement utilitariste à l’expression de convictions, qui deviendraient alors modulables à volonté, ce que les analyses politologiques des discours des élus - même les plus versatiles - réfutent.
L’enjeu de cette section thématique est donc d’essayer de clarifier l’articulation des instances analytiques traditionnellement mobilisées dans les approches de science politique qui s’intéressent à la croyance, et qui, pour les anglo-saxons tournent autour des concepts believing / sharing / belonging. Les réflexions épistémologiques ou méthodologiques relatives à toute forme d’explication des faits sociaux par la croyance ou d’explication des modalités de formation, de diffusion, de partage ou d’imposition de croyances sont ici les bienvenues.
Trois axes peuvent dessiner les pistes de réflexion pour les travaux de cette section thématique. Ils seront susceptibles d’être réélaborés en fonction des communications retenues.
- Doxa, «adhésion doxique» et mimétisme des croyances. C'est à l'œuvre de P. Bourdieu que l'on doit la proposition et la diffusion du concept de doxa, qui permet de désigner une forme d'adhésion intellectuelle non formulée, une «opinion» calquée sur une prétendue bonne manière de penser, une orthodoxie. Cette façon de concevoir la croyance rend le contenu de la croyance secondaire par rapport à l'intérêt objectif des agents à endosser un discours donné, à reconduire les signes extérieurs d'une appartenance à un groupe social. L'idée d’«adhésion doxique», selon laquelle la domination repose sur une asymétrie maintenue par un ensemble d’«allant de soi», permet de saisir les dynamiques de la reproduction sociale. Elle n’en pose pas moins de redoutables problèmes méthodologiques de repérage empirique de ces formes d’adhésion. Cette idée se situe, dans l'œuvre P. Bourdieu, au cœur d’enjeux anthropologiques fondamentaux: la définition des bonnes raisons de vivre et de mourir, la définition des grandeurs et des noblesses, telles qu'elles sont sans cesse réélaborées par le « moteur » de la puissance de catégorisation et de légitimation des sociétés: le pouvoir symbolique (Bourdieu 1977). Plus récemment, de nombreux travaux ont fait explicitement référence aux phénomènes d'adhésion à la doxa « néolibérale » parmi les élites et dans la conduite de l’action publique. Il importerait ici de soulever la question du phénomène de mimétisme inconscient des croyances qu'implique la théorie de la doxa. Peut-on qualifier l'adhésion doxique comme une croyance inculquée ou révisée sans épreuve de réalité? Quelle en serait la logique sociologique?
- Cadrages et croyances partagées. Initiée par Goffman, appliquée aux processus de mobilisation par par Benford & Snow (2000), l'analyse des cadres (frame analysis) est devenue au fil des années une façon courante d'appréhender l'enjeu des croyances dans la participation et l'engagement politiques, notamment dans le domaine des mouvements sociaux. Mais sa diffusion ne va pas de soi. Elle évite en effet soigneusement la difficulté mise en évidence, par les anthropologues et les philosophes, de l'ambiguïté qu'il existe à postuler des états mentaux à l'origine des conduites d'autrui (Pouillon 1977), et même à considérer que la croyance est un rapport au monde consubstantiel à toutes les cultures humaines (Needham 1972), qui en outre jouerait le rôle d'instance causale déterminante. Cette critique pourrait aussi être adressée à l'endroit les travaux défendant une «épidémiologie des représentations» (Sperber 1990) qui tendent à réifier des états mentaux et à envisager l'étude de leur diffusion et leur partage comme le cœur de l'agenda des sciences humaines, dans le cadre d’une naturalisation des sciences humaines. Comment peut-on être rigoureusement certain que des croyances sont collectivement et identiquement partagées par les membres d'un groupe? Pourquoi établir un lien de détermination entre cet ordre supposé et les pratiques sociales, comme l'acclamation populaire d'un cortège politique (Mariot 2001)? Le succès d'une mobilisation collective peut-il et doit-il être corrélé à l'univocité et au partage général d'un cadre de mobilisation? La même question se pose concernant le consensus normatif dont les politiques publiques sont censées faire l’objet. Les travaux empiriques qui mettent en œuvre la frame analysis tendent plutôt à montrer l'inverse dans leurs comptes-rendus d'enquête, en soulignant la pluralité voire l'hétérogénéité des raisons d'agir donc à se méfier de la pente idéaliste à laquelle ce type d’approche peut donner lieu (Contamin 2009). Cette tension, sinon contradiction, doit inviter les usagers de ce concept à porter au jour les théories de l'action et de la cognition sous-jacentes à ce schème conceptuel, et le cas échéant à amender ou compléter le modèle actuellement en vigueur.
- La dynamique des croyances: croire, ne plus croire, croire différemment. Si les croyances politiques sont d'emblée sociales, elles sont aussi d'emblée historiques, donc soumises aux changements et aux redéfinitions. L'exemple de la transformation des modalités du croire dans l'idéal communiste en France, entre les années 1950 et les années 2000 en fournit un exemple particulièrement éloquent (Pudal 2009). Mais pour travailler sur ce plan, tant chez les groupes que chez les individus, les outils conceptuels sont rares. La notion de «révision des croyances» est pour cette raison centrale (Livet & Thévenot 1997). Dans le paradigme conventionnaliste développé surtout en économie, elle désigne le résultat d'une épreuve de réalité, qui vient modifier les attentes de l'action et les prémisses de la cognition, en prenant en compte des évènements antérieurs. Mais cette approche se heurte à des questions majeures qui invitent à articuler cette notion avec d'autres dimensions, moins cognitives et davantage ancrées à des appartenances sociales. En effet, les travaux sur les conduites à risque, sur les comportements individuels face aux changements climatiques, ou sur l'attachement de certains groupes sociaux aux récits de l'«intelligent design» et du créationnisme, rappellent que l'accumulation de preuves et d'épreuves ne suffit pas à induire mécaniquement une modification des croyances exprimées et des comportements. Au contraire, le renforcement ou l’absolutisation des croyances, sur lequel reposent les fanatismes, pose à nouveau la question du mimétisme et de l'existence de «groupes de référence doxique» dans la réélaboration continuelle du cadrages des enjeux auxquels s’intéresse la science politique.
Il s’agit donc au final d’interroger le statut explicatif de la croyance en ce qu’il se présente souvent soit comme une forme d’argument explicatif en dernier ressort, soit comme une instance sans relation consistante par rapport aux déterminations dites «objectives».
Le débat s’enrichira de la pluralité des approches et des terrains d’investigation (participation politique, militantisme, action publique, relations internationales, analyse de crises politique, etc.) et visera à comprendre si la perspective d’une analyse dynamique des croyances peut éclairer d’un jour nouveau des objets variés de la science politique.
Les communications pourront s’appuyer sur des enquêtes empiriques permettant de mettre à l’épreuve ces interrogations, et ainsi de participer au travail collectif visant à la clarification épistémologique de l’usage des catégories et des schèmes explicatifs mis en question.
Les projets de communications, exprimés dans un format n’excédant pas 6000 signes (espaces compris), devront être adressés aux deux organisateurs aux adresses suivantes: gildas.renou@misha.fr & antoine.vion@univmed.fr
Indications bibliographiques
- Benford, R. D. & Snow D. A. 2000. "Framing Processes and Social Movements: An Overview and Assessment." Annual Review of Sociology 26: 11-39.
- Boudon, R., 1986, L'idéologie ou l'origine des idées reçues, Seuil.
- Bourdieu, P., 1977, «La production de la croyance: contribution à une économie des biens symboliques», Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°13.
- Contamin, J.-G., 2009, «Analyse de cadres», in Fillieule O., Mathieu L., Péchu C., dir., Dictionnaire des mouvements sociaux, Les Presses de Sciences-Po.
- Della Porta, D., 2000, “Social Capital, Beliefs in Government and Political Corruption", in S.J. Pharr and R. D. Putnam (eds.), Disaffected Democracies. What's Troubling the Trilateral Countries, Princeton, Princeton University Press, 2000, pp. 202-229.
- Livet, P., & Thevenot, L., 1997, «Modes d'action collective et construction éthique», in Dupuy J.-P. & Livet P., dir., Les limites de la rationalité. Tome 1, La Découverte.
- Hamayon, 2003, «Faire des bonds fait-il voler l’âme? De l’acte rituel en Sibérie chamaniste», Ethnologies, Volume 25, numéro 1, 2003, p. 29-53
- Needham, R., 1972, Belief, language, and experience, Oxford, Basil Blackwell.
- Mariot, N., 2001, «Les formes élémentaires de l'effervescence collective», RFSP, Volume 51, Numéro 5 , pp. 707-738
- Pouillon, J., 1977, «Remarques sur le verbe "croire"» in Izard & Smith, dir., La fonction symbolique, Gallimard.
- Pudal, P., 2009, Un monde défait. Les communistes français de 1956 à nos jours, Le Croquant.
- Putnam, R., 1973, Beliefs Of Politicians: Ideology, Conflict, And Democracy In Britain And Italy, Yale University Press.
- Sabatier R. & Hunter, S, 1989, «The Incorporation of Causal Perceptions into Models of Elite Belief Systems», Political Research Quarterly,1989 42: 229-261.
- Sperber, D., 1990, “The epidemiology of beliefs”, in Colin Fraser & George Gaskell (eds.) The social psychological study of widespread beliefs, Oxford: Clarendon Press, 25-44.