Information transmise par P. Morvan:
Le libéralisme institutionnel dans la France du XVIIIe siècle[mardi 28 septembre 2010 - 09:00]
Histoire du Droit
Grande robe et liberté. La magistrature ancienne et les anciennes institutions libérales
Elina Lemaire
Éditeur: Presses universitaires de France (PUF)
Résumé: Elina Lemaire procède à une synthèse des doctrines libérales des parlementaires du XVIIIe siècle. Une précieuse contribution de juriste à l’histoire du libéralisme français.
L’archéologie des doctrines politiques et juridiques contemporaines conduit au constat suivant: ces doctrines n’apparaissent jamais primitivement dans la forme que nous leur connaissons actuellement. L’histoire des doctrines n’aurait aucun sens si elle consistait à ne situer les origines d’un courant doctrinal qu’à partir de l’instant où celui-ci épouserait rigoureusement les formes et les contenus qui le définissent aujourd’hui. Tel est le sens, d’un point de vue méthodologique, du travail entrepris par Elina Lemaire sur les idées libérales des magistrats de l’ancienne France. Mais il ne saurait évidemment se limiter à ce constat, qui semble d’ailleurs minime au regard des apports souvent décisifs de cette étude. Dans celle-ci, Mme Lemaire se proposait de mettre en lumière la contribution des grands robins à la construction du vaste complexe des doctrines libérales.
On ne manquera pas de préciser que l’auteur adopte une démarche tendant à considérer – à la suite de Lucien Jaume – que le libéralisme n’est pas un bloc monolithique, mais qu’il existe plusieurs libéralismes. Il est généralement admis que le libéralisme place l’individu au cœur des constructions politiques et philosophiques, tendant à valoriser – parfois à l’extrême –, son autonomie et sa liberté entendue comme une puissance morale essentiellement liée à son être. Toutefois, telle n’est pas, en France, la signification du libéralisme du premier XIXe siècle, qui n’assigne pas dans ses constructions, une place essentielle à l’individu. Les auteurs français de la première moitié du XIXe siècle ont pour particularité de penser le libéralisme d’un point de vue institutionnel, et non sous le rapport de l’autonomie du sujet. Il s’agit donc d’un libéralisme qui consiste à penser que les conditions de la liberté dépendent d’agencements institutionnels spécifiques. En d’autres termes, la liberté est le produit d’une certaine vision du rôle des institutions, et non le contraire. Il s’agit donc d’une étape dans la construction intellectuelle d’un libéralisme français dont les traits ont évolué au fil du temps, pour devenir ensuite un courant doctrinal centré sur l’individu. L’ouvrage de Mme Lemaire montre que les conceptions libérales du début du XIXe siècle sont le fruit d’une réflexion entamée par les parlementaires sous l’Ancien Régime, dans le courant du XVIIIe siècle. Les années 1750-1789 constituent, sous certains aspects, une radicalisation de vues pour partie élaborées au cours de la première moitié du siècle. Les intuitions libérales des robins de l’ancienne France, magistrats des parlements, s’expriment à travers une politique de remise en cause de l’absolutisme monarchique apparu au XVIIe siècle, même s’il convient de ne pas trop exagérer la portée du caractère absolu de la monarchie. Ce faisant, ils élaborent une réflexion que l’on trouve, très majoritairement dans les remontrances des cours, mais aussi dans les traités et les essais écrits par les magistrats des parlements. Certes, les vues des officiers des cours ne forment pas un corps de doctrine homogène, et il serait malvenu de vouloir les présenter ainsi, un écueil qu’évite l’auteur de cet ouvrage. Mais il n’en reste pas moins que les doctrines des parlementaires sont susceptibles d’une mise en ordre, qui tendrait à mettre en lumière les lignes directrices d’une réflexion libérale. Car les doctrines parlementaires ont ceci de commun qu’elles présentent une réflexion d’opposition nourrie par leurs délibérations et discussions séculaires.
Dans son étude, Mme Lemaire entreprend d’élucider, avec succès, le sens des revendications parlementaires. C’est donc un vaste continent intellectuel qu’elle explore méthodiquement, en étudiant un corpus de six à sept cents textes de remontrances des Parlements de France, d’arrêtés, de lettres et discours qui reflète le courant général d’idées animant la grande robe au XVIIIe siècle.
S’opposant à l’unicité du pouvoir d’Etat, les grands robins des Lumières s’attachent à poser les conditions d’une modération de la puissance souveraine. Ils rejettent également l’uniformité par l’éloge d’une constitution sociale de la monarchie, qui lie substantiellement les formes de l’Etat et les formes de gouvernement à la question de la liberté. Voilà ce qui constitue, dans ses grandes lignes, la thèse de Mme Lemaire dont il conviendra de souligner les apports, décisifs à bien des égards.
Le libéralisme est fondamentalement une pensée de la modération 1, quelles qu’en soient les époques et les formes. Les magistrats des Lumières partagent avec tout le reste du complexe des doctrines libérales une méfiance de rigueur vis-à-vis des virtualités de la puissance souveraine, du pouvoir politique en tant que tel. C’est un présupposé inévitable, au sein du libéralisme, qui marque le pouvoir politique d’un signe ontologique négatif. Toutefois, les vues des officiers des parlements de l’ancienne France diffèrent de celles de leurs successeurs dans la mesure où elles se fondent sur une anthropologie pessimiste. La corruption de la nature humaine par la chute originelle constitue un dénominateur commun de l’humanité auquel les rois eux-mêmes n’échappent nullement 2. Par conséquent, mal conseillé, ou aveuglé par ses passions, le monarque pourra toujours être tenté d’abuser de son pouvoir, ou de s’écarter des voies de la justice. Les magistrats des cours souveraines posent alors le principe d’une double modération de la puissance souveraine : matérielle et formelle.
D’un point de vue matériel, la puissance royale est limitée par les fondements mêmes de la monarchie française 3, dans lesquels se trouvent l’idéal de propriété, de justice et de liberté. Si les robins de la seconde moitié du XVIIIe siècle ne livrent que de maigres réflexions proprement philosophiques sur les notions qu’ils manient, leur assimilation de la liberté à la propriété les rapproche fortement de John Locke, bien qu’ils ne le citent jamais au rang de leurs références. Il est intéressant de remarquer que ce n’est pas l’intégralité de la réflexion du philosophe anglais qui est mobilisée, car celle-ci fait partie des doctrines libérales qui ont placé l’individu au cœur de leurs constructions. La "liberté-propriété", puis la "liberté-sûreté" figurent parmi les principes fondamentaux de la monarchie française, sur fond de contrat entre le roi et ses peuples. Mais là encore, si les doctrines du contrat de gouvernement ou du contrat social sont parfaitement connues des milieux parlementaires, elles ne servent pas à justifier leurs positions. Les théories contractualistes trouvent au mieux à s’appliquer dans les relations entre le roi et les provinces du royaume. La puissance du monarque se trouve aussi limitée par les droits historiquement acquis des sujets, les libertés, mais également par les lois, au rang desquelles les robins placent, en priorité, les lois fondamentales et constitutionnelles du royaume.
Cette modération matérielle se double d’une modération formelle de la puissance souveraine. Celle-ci se lit dans l’intérêt que portent les grands robins de la seconde moitié du XVIIIe siècle à une culture juridique de la forme. Cette obsession pour les formes du droit n’est pas née au milieu du XVIIIe siècle. Léguée en partie par le Moyen Age tardif, elle prend un tour nouveau et à bien des égards inédits dans le monde ancien des juristes humanistes du XVIe siècle. Héritiers d’une tradition bien établie, les officiers des Cours souveraines entendent lier substantiellement les formes du droit à la vérité. L’apport des doctrines parlementaires sera, dès le milieu du XVIIIe siècle, de finir d’allier le respect des formes à la question de la liberté. La modération formelle de la puissance souveraine, qui tend à affermir le règne de la liberté, passe donc inévitablement par le respect des formes du droit. La vérité du droit gît dans les monuments de l’histoire de la nation française. Largement tributaires du complexe doctrinal du gallicanisme, qu’ils embrassent encore très largement – quoique désormais dans un sens un peu différent –, les magistrats de l’ancienne France fondent leurs démarches démonstratives sur une méthode historique consistant à asseoir leurs théories sur des preuves, des précédents formant les strates de la constitution du royaume.
Par cet attachement à la méthode historique, les juristes de l’Ancien Régime se mettent en quête des formes originelles de la monarchie, dans lesquelles ils prétendent trouver le principe d’une modération de la souveraineté. Enfin, les officiers des parlements, en faisant découler la vérité du droit des formes argumentatives de leurs remontrances, mettent à contribution leur méthode pour la défense d’une modération formelle de la puissance souveraine. En outre, les magistrats de la seconde moitié du XVIIIe siècle fondent leur volonté de tempérer l’exercice de la souveraineté monarchique par les formes de la monarchie elle-même. En effet, les officiers des Parlements nourrissent une méfiance presque viscérale vis-à-vis de l’unicité dans l’exercice du pouvoir. Certes, les magistrats reconnaissent l’unicité du pouvoir considéré dans sa source et son principe. Mais ils refusent de transposer cette unicité à l’exercice même de la puissance souveraine. Partant de cette volonté, ils recourent à des mécanismes juridiques et institutionnels qu’ils estiment propres à créer un équilibre mettant en échec le despotisme. Dans le cadre des luttes violentes qui mettent aux prises les magistrats des Cours à la monarchie et aux gouvernements, les officiers des Parlements, dans une attitude de défiance vis-à-vis de la monarchie administrative, s’attachent à séparer la justice de l’ "exécution". La confusion des activités administrative et judiciaire est perçue comme extrêmement préjudiciable à la liberté. Les robins de l’ancienne France voyaient d’ailleurs dans les ordonnances la source d’une séparation organique des fonctions, qui interdisait aux agents de l’administration de se mêler de l’administration de la justice. Sans constituer une distinction entre l’administration active et la justice administrative – distinction qui ne correspond guère à l’état du droit sous l’Ancien Régime –, les parlementaires engagent une réflexion sur la nature, le but et la délimitation des fonctions exécutive et judiciaire. Même si, au fond, l’activité judiciaire est perçue comme faisant partie de l’exécution des lois, les discours des parlementaires rejettent, en pratique, toute confusion des deux fonctions comme nuisible aux libertés.
Dans une démarche similaire, les magistrats des parlements de l’ancienne France entendaient modérer l’activité législative du monarque. La fonction judiciaire, longtemps conçue comme l’attribut essentiel de la souveraineté – au mépris des apports doctrinaux de Jean Bodin – tend à être supplantée dans ce statut par la fonction législative, à la fin de l’Ancien Régime seulement. Il semblait donc urgent de procéder à une limitation de la puissance législative du monarque, ce qui était déjà en partie réalisé par la procédure de la vérification et de l’enregistrement des lois par les Cours de Parlement, à laquelle les parlementaires manifestaient un vif attachement. En outre, l’exercice de la fonction législative avait mené les grands robins à distinguer deux volontés dans la personne du roi. La volonté "particulière", mue par l’intérêt privé du monarque, était suspectée de s’opposer à sa volonté "publique" qui avait en vue le bien commun et la justice. Les doctrines parlementaires sont en définitives animées par un profond rejet du volontarisme dans la conception de la loi, car, selon les magistrats du Parlement de Paris dans leurs remontrances des 11-13 avril 1788, "la seule volonté du Roi n’est pas une loi complète" 4.
Enfin, Mme Lemaire met l’accent, dans la deuxième partie de son étude, sur ce qu’elle nomme la "constitution sociale" de la monarchie, qui réalise un enracinement de la liberté par le rejet de l’uniformité. En effet, dans la pensée parlementaire, la liberté exclut l’uniformité. Deux conséquences découlent de ce postulat. La première porte sur la forme de l’Etat. Le rejet de l’uniformité incite les grands robins à se rallier à une conception fédérative de l’Etat monarchique en défendant les particularismes provinciaux enracinés dans une histoire pluriséculaire et dont l’expression la plus récente, en cette deuxième moitié de XVIIIe siècle, résidait dans le consentement à l’impôt des Etats provinciaux et le rôle de gardien des lois assumé par les Parlements de province. La deuxième conséquence qu’entraine le rejet de l’uniformité porte sur la forme de gouvernement. Au fond, très classiquement, c’est en faveur d’un régime mixte que se prononcent les parlementaires. La question du bon régime et de la "constitution sociale" de la monarchie apparaît plus qu’ailleurs indissociable de la structuration de la société en ordres et états. L’hétérogénéité a pour fonction de poser elle aussi une limitation du pouvoir en instaurant une balance des intérêts entre les différents ordres de la société, permettant ainsi l’enracinement d’une monarchie tempérée d’aristocratie. Les Parlements ne devaient pas être en reste dans cet agencement institutionnel. Emboîtant le pas à la très grande majorité des officiers des Cours souveraines de l’ancienne France, les parlementaires considéraient leur institution comme le véritable "Sénat de France" constituant le lien entre le roi et son peuple, et portant devant le roi les attentes de tous les corps formant l’Etat. De la sorte, le pluralisme opposé à l’uniformité sert de fondement à un agencement institutionnel dont la forme doit permettre d’empêcher la domination exclusive d’une institution sur toutes les autres.
En restituant l’essentiel d’une doctrine libérale portée par les robins de l’ancienne France, Mme Lemaire fait plus qu’apporter une contribution à l’histoire du libéralisme. Car en tant que telle, cette histoire s’inscrit dans celle de la construction intellectuelle de l’Etat moderne. En effet, le complexe doctrinal du libéralisme parlementaire du XVIIIe siècle porte en son sein les éléments d’une réflexion sur l’Etat, sa constitution, ses institutions et son droit. En outre, l’étude de Mme Lemaire permet de prendre la mesure des continuités et des ruptures entre le monde des juristes de l’Ancien Régime, et celui de la modernité post révolutionnaire. Elle souligne fort justement l’apport des anciens magistrats des Parlements à l’élaboration de la Charte de 1814 et suggère d’approfondir la postérité et les échos de l’œuvre des parlementaires au-delà de la Révolution française.
Cet ouvrage présente l’intérêt de restituer les traits d’une doctrine constitutionnelle libérale – certes incomplète –, en ce que les magistrats des Parlements posent les termes d’une réflexion sur les rapports entre les organes de l’Etat. L’étude des remontrances des parlementaires français de la seconde moitié du XVIIIe siècle montre que les magistrats des Cours souveraines pensent en termes de relative indépendance des fonctions. Leur discours dégage progressivement la fonction judiciaire de la fonction exécutive, non pas encore en les isolant conceptuellement, mais en posant le principe d’une indépendance organique qui interdit aux agents de l’administration d’exercer de quelconques fonction judiciaires. L’originalité de la pensée des robins de l’Ancien Régime est de ne pas recourir expressément à Montesquieu – il est vrai qu’ils ne citent pas leurs sources dans les remontrances – ou à une doctrine bien identifiée de la séparation des pouvoirs, dont on sait désormais qu’elle ne revêtait le sens, au XVIIIe siècle, que d’un principe négatif de non cumul des fonctions dans les mains d’un seul et même détenteur (cf. Locke, Montesquieu, ou même Rousseau). Mais ce qui rattache de près les parlementaires au contexte philosophique du XVIIIe siècle, c’est ce souci d’opérer de manière effective une distribution des pouvoirs de sorte à ne pas laisser l’intégralité de ceux-ci dans les mains du monarque. Toutefois, une telle attitude n’est pas aussi tranchée qu’elle en a l’air, et souffre même d’une certaine ambiguïté, car les magistrats continuent à affirmer fréquemment l’unicité du pouvoir d’Etat.
L’étude de Mme Lemaire nous amène une nouvelle fois sur le terrain des résistances parlementaires au XVIIIe siècle. Plus qu’une résistance au roi et au caractère prétendument absolu de son pouvoir, c’est contre la monarchie administrative que se sont dressés les magistrats de l’ancienne France. Les remontrances – notamment celles sur les évocations –, s’attaquent à l’appareil administratif de la monarchie et visent directement les agents du pouvoir (ministres, membres du Conseil privé, etc.). La fameuse rivalité entre officiers et commissaires prend ici son sens si l’on veut bien la replacer dans son contexte. Pour résumer à grands traits la situation, la raison d’Etat, incarnée par le gouvernement, se trouve confrontée à l’idéal de justice que défendent les Parlements. Cette tension prend racine, en partie, dans une idolâtrie croissante de la loi chez les hauts magistrats, sacralisation proprement libérale, aux fondements du constitutionnalisme révolutionnaire. Le roi n’est atteint qu’indirectement par les critiques, le plus souvent au travers de ses ministres et de la détestation profonde que vouent les grands robins à la Cour.
En définitive, il n’est sans doute jamais aisé de savoir si l’attitude des Parlements est une attitude rétrograde ou révolutionnaire. La lecture de la thèse de Mme Lemaire suggère autre chose. En explorant méthodiquement les doctrines défendues par la grande robe, l’auteur mène à la conclusion que, sous des apparences résolument conservatrices, les parlementaires mènent une entreprise singulièrement novatrice. L’ancienneté des références alléguées pour la défense de leurs libertés et d’une certaine conception de la constitution monarchique ne doit pas mener à conclure que les parlementaires poursuivent une cause rétrograde. Louant les origines de la monarchie au moyen d’une historiographie sans doute assez éloignée de la réalité, les robins de l’ancienne France puisent dans l’histoire des éléments qu’ils mettent au service d’une grande nouveauté, en les décontextualisant.
Enfin, on ne pourra clore cette présentation sans mentionner la recherche bibliographique très minutieuse entreprise par Mme Lemaire, qui ajoute trois précieuses annexes à son étude. La première est une bibliographie des magistrats du Parlement de Paris ayant occupé une charge entre 1740 et 1790, restituée pour partie grâce au catalogue numérique de la Bibliothèque nationale de France. Une liste de plus de trois cents ouvrages portant sur les sujets les plus divers, qui constituera, à n’en pas douter, une très précieuse mine d’information pour les juristes et les historiens. La deuxième annexe, tout aussi riche, présente une bibliographie indicative de quelques magistrats des Parlements de province. La troisième est un inventaire des bibliothèques des magistrats de Parlement au XVIIIe siècle. Sont décomptés, par thèmes, dans des tableaux, le nombre de livres détenus par les officiers des Cours souveraines dans un certain nombre de matières. L’histoire est de loin la discipline la plus prisée des magistrats. Moins vaste que celle de leurs prédécesseurs des XVIe et XVIIe siècles, la culture de ces juristes étonne encore par son incroyable richesse. Appuyés sur une solide connaissance de l’histoire, des humanités et de la théologie, les grands officiers de la magistrature puisaient à l’envi leurs arguments dans cette vaste culture qui ne doit pas être négligée dans l’approche des doctrines publicistes de la pré-Révolution.
Par cet attachement à la méthode historique, les juristes de l’Ancien Régime se mettent en quête des formes originelles de la monarchie, dans lesquelles ils prétendent trouver le principe d’une modération de la souveraineté. Enfin, les officiers des parlements, en faisant découler la vérité du droit des formes argumentatives de leurs remontrances, mettent à contribution leur méthode pour la défense d’une modération formelle de la puissance souveraine. En outre, les magistrats de la seconde moitié du XVIIIe siècle fondent leur volonté de tempérer l’exercice de la souveraineté monarchique par les formes de la monarchie elle-même. En effet, les officiers des Parlements nourrissent une méfiance presque viscérale vis-à-vis de l’unicité dans l’exercice du pouvoir. Certes, les magistrats reconnaissent l’unicité du pouvoir considéré dans sa source et son principe. Mais ils refusent de transposer cette unicité à l’exercice même de la puissance souveraine. Partant de cette volonté, ils recourent à des mécanismes juridiques et institutionnels qu’ils estiment propres à créer un équilibre mettant en échec le despotisme. Dans le cadre des luttes violentes qui mettent aux prises les magistrats des Cours à la monarchie et aux gouvernements, les officiers des Parlements, dans une attitude de défiance vis-à-vis de la monarchie administrative, s’attachent à séparer la justice de l’ "exécution". La confusion des activités administrative et judiciaire est perçue comme extrêmement préjudiciable à la liberté. Les robins de l’ancienne France voyaient d’ailleurs dans les ordonnances la source d’une séparation organique des fonctions, qui interdisait aux agents de l’administration de se mêler de l’administration de la justice. Sans constituer une distinction entre l’administration active et la justice administrative – distinction qui ne correspond guère à l’état du droit sous l’Ancien Régime –, les parlementaires engagent une réflexion sur la nature, le but et la délimitation des fonctions exécutive et judiciaire. Même si, au fond, l’activité judiciaire est perçue comme faisant partie de l’exécution des lois, les discours des parlementaires rejettent, en pratique, toute confusion des deux fonctions comme nuisible aux libertés.
Dans une démarche similaire, les magistrats des parlements de l’ancienne France entendaient modérer l’activité législative du monarque. La fonction judiciaire, longtemps conçue comme l’attribut essentiel de la souveraineté – au mépris des apports doctrinaux de Jean Bodin – tend à être supplantée dans ce statut par la fonction législative, à la fin de l’Ancien Régime seulement. Il semblait donc urgent de procéder à une limitation de la puissance législative du monarque, ce qui était déjà en partie réalisé par la procédure de la vérification et de l’enregistrement des lois par les Cours de Parlement, à laquelle les parlementaires manifestaient un vif attachement. En outre, l’exercice de la fonction législative avait mené les grands robins à distinguer deux volontés dans la personne du roi. La volonté "particulière", mue par l’intérêt privé du monarque, était suspectée de s’opposer à sa volonté "publique" qui avait en vue le bien commun et la justice. Les doctrines parlementaires sont en définitives animées par un profond rejet du volontarisme dans la conception de la loi, car, selon les magistrats du Parlement de Paris dans leurs remontrances des 11-13 avril 1788, "la seule volonté du Roi n’est pas une loi complète" 4.
Enfin, Mme Lemaire met l’accent, dans la deuxième partie de son étude, sur ce qu’elle nomme la "constitution sociale" de la monarchie, qui réalise un enracinement de la liberté par le rejet de l’uniformité. En effet, dans la pensée parlementaire, la liberté exclut l’uniformité. Deux conséquences découlent de ce postulat. La première porte sur la forme de l’Etat. Le rejet de l’uniformité incite les grands robins à se rallier à une conception fédérative de l’Etat monarchique en défendant les particularismes provinciaux enracinés dans une histoire pluriséculaire et dont l’expression la plus récente, en cette deuxième moitié de XVIIIe siècle, résidait dans le consentement à l’impôt des Etats provinciaux et le rôle de gardien des lois assumé par les Parlements de province. La deuxième conséquence qu’entraine le rejet de l’uniformité porte sur la forme de gouvernement. Au fond, très classiquement, c’est en faveur d’un régime mixte que se prononcent les parlementaires. La question du bon régime et de la "constitution sociale" de la monarchie apparaît plus qu’ailleurs indissociable de la structuration de la société en ordres et états. L’hétérogénéité a pour fonction de poser elle aussi une limitation du pouvoir en instaurant une balance des intérêts entre les différents ordres de la société, permettant ainsi l’enracinement d’une monarchie tempérée d’aristocratie. Les Parlements ne devaient pas être en reste dans cet agencement institutionnel. Emboîtant le pas à la très grande majorité des officiers des Cours souveraines de l’ancienne France, les parlementaires considéraient leur institution comme le véritable "Sénat de France" constituant le lien entre le roi et son peuple, et portant devant le roi les attentes de tous les corps formant l’Etat. De la sorte, le pluralisme opposé à l’uniformité sert de fondement à un agencement institutionnel dont la forme doit permettre d’empêcher la domination exclusive d’une institution sur toutes les autres.
En restituant l’essentiel d’une doctrine libérale portée par les robins de l’ancienne France, Mme Lemaire fait plus qu’apporter une contribution à l’histoire du libéralisme. Car en tant que telle, cette histoire s’inscrit dans celle de la construction intellectuelle de l’Etat moderne. En effet, le complexe doctrinal du libéralisme parlementaire du XVIIIe siècle porte en son sein les éléments d’une réflexion sur l’Etat, sa constitution, ses institutions et son droit. En outre, l’étude de Mme Lemaire permet de prendre la mesure des continuités et des ruptures entre le monde des juristes de l’Ancien Régime, et celui de la modernité post révolutionnaire. Elle souligne fort justement l’apport des anciens magistrats des Parlements à l’élaboration de la Charte de 1814 et suggère d’approfondir la postérité et les échos de l’œuvre des parlementaires au-delà de la Révolution française.
Cet ouvrage présente l’intérêt de restituer les traits d’une doctrine constitutionnelle libérale – certes incomplète –, en ce que les magistrats des Parlements posent les termes d’une réflexion sur les rapports entre les organes de l’Etat. L’étude des remontrances des parlementaires français de la seconde moitié du XVIIIe siècle montre que les magistrats des Cours souveraines pensent en termes de relative indépendance des fonctions. Leur discours dégage progressivement la fonction judiciaire de la fonction exécutive, non pas encore en les isolant conceptuellement, mais en posant le principe d’une indépendance organique qui interdit aux agents de l’administration d’exercer de quelconques fonction judiciaires. L’originalité de la pensée des robins de l’Ancien Régime est de ne pas recourir expressément à Montesquieu – il est vrai qu’ils ne citent pas leurs sources dans les remontrances – ou à une doctrine bien identifiée de la séparation des pouvoirs, dont on sait désormais qu’elle ne revêtait le sens, au XVIIIe siècle, que d’un principe négatif de non cumul des fonctions dans les mains d’un seul et même détenteur (cf. Locke, Montesquieu, ou même Rousseau). Mais ce qui rattache de près les parlementaires au contexte philosophique du XVIIIe siècle, c’est ce souci d’opérer de manière effective une distribution des pouvoirs de sorte à ne pas laisser l’intégralité de ceux-ci dans les mains du monarque. Toutefois, une telle attitude n’est pas aussi tranchée qu’elle en a l’air, et souffre même d’une certaine ambiguïté, car les magistrats continuent à affirmer fréquemment l’unicité du pouvoir d’Etat.
L’étude de Mme Lemaire nous amène une nouvelle fois sur le terrain des résistances parlementaires au XVIIIe siècle. Plus qu’une résistance au roi et au caractère prétendument absolu de son pouvoir, c’est contre la monarchie administrative que se sont dressés les magistrats de l’ancienne France. Les remontrances – notamment celles sur les évocations –, s’attaquent à l’appareil administratif de la monarchie et visent directement les agents du pouvoir (ministres, membres du Conseil privé, etc.). La fameuse rivalité entre officiers et commissaires prend ici son sens si l’on veut bien la replacer dans son contexte. Pour résumer à grands traits la situation, la raison d’Etat, incarnée par le gouvernement, se trouve confrontée à l’idéal de justice que défendent les Parlements. Cette tension prend racine, en partie, dans une idolâtrie croissante de la loi chez les hauts magistrats, sacralisation proprement libérale, aux fondements du constitutionnalisme révolutionnaire. Le roi n’est atteint qu’indirectement par les critiques, le plus souvent au travers de ses ministres et de la détestation profonde que vouent les grands robins à la Cour.
En définitive, il n’est sans doute jamais aisé de savoir si l’attitude des Parlements est une attitude rétrograde ou révolutionnaire. La lecture de la thèse de Mme Lemaire suggère autre chose. En explorant méthodiquement les doctrines défendues par la grande robe, l’auteur mène à la conclusion que, sous des apparences résolument conservatrices, les parlementaires mènent une entreprise singulièrement novatrice. L’ancienneté des références alléguées pour la défense de leurs libertés et d’une certaine conception de la constitution monarchique ne doit pas mener à conclure que les parlementaires poursuivent une cause rétrograde. Louant les origines de la monarchie au moyen d’une historiographie sans doute assez éloignée de la réalité, les robins de l’ancienne France puisent dans l’histoire des éléments qu’ils mettent au service d’une grande nouveauté, en les décontextualisant.
Enfin, on ne pourra clore cette présentation sans mentionner la recherche bibliographique très minutieuse entreprise par Mme Lemaire, qui ajoute trois précieuses annexes à son étude. La première est une bibliographie des magistrats du Parlement de Paris ayant occupé une charge entre 1740 et 1790, restituée pour partie grâce au catalogue numérique de la Bibliothèque nationale de France. Une liste de plus de trois cents ouvrages portant sur les sujets les plus divers, qui constituera, à n’en pas douter, une très précieuse mine d’information pour les juristes et les historiens. La deuxième annexe, tout aussi riche, présente une bibliographie indicative de quelques magistrats des Parlements de province. La troisième est un inventaire des bibliothèques des magistrats de Parlement au XVIIIe siècle. Sont décomptés, par thèmes, dans des tableaux, le nombre de livres détenus par les officiers des Cours souveraines dans un certain nombre de matières. L’histoire est de loin la discipline la plus prisée des magistrats. Moins vaste que celle de leurs prédécesseurs des XVIe et XVIIe siècles, la culture de ces juristes étonne encore par son incroyable richesse. Appuyés sur une solide connaissance de l’histoire, des humanités et de la théologie, les grands officiers de la magistrature puisaient à l’envi leurs arguments dans cette vaste culture qui ne doit pas être négligée dans l’approche des doctrines publicistes de la pré-Révolution.
rédacteur : Nicolas SILD, Critique à nonfiction.fr
Illustration : http://www.amazighnews.net
Illustration : http://www.amazighnews.net
Notes :
1 - E. Lemaire, Grande robe et Liberté. La magistrature ancienne et les idées libérales, PUF, 2010, p. 13
2 - E. Lemaire, Grande robe…, op. cit., pp. 13 s.
3 - E. Lemaire, Grande robe…, op. cit., pp. 20-48
4 - Remontrances du Parlement de Paris, 11-13 avril 1788, Flammermont, III, p. 727
Titre du livre: Grande robe et liberté. La magistrature ancienne et les anciennes institutions libérales
Auteur: Elina Lemaire
Éditeur: Presses universitaires de France (PUF)
Collection: Léviathan
Date de publication: 07/04/10
N° ISBN: 978-2-13-056685-4
Source: http://www.nonfiction.fr/articleprint-3800-le_liberalisme_institutionnel_dans_la_france_du_xviiie_siecle.htm